Témoignages architecturaux singuliers, parfois emblématiques, on croyait ces constructions à l'abri, définitivement protégées. Il y eut pourtant des destructions consommées, totalement ou presque. Et des menaces subsistent encore. Nous avons choisi de présenter dix édifices français qui révèlent, chacun à ses dépens, les limites, voire les carences des mécanismes de conservation du patrimoine. Qu'il s'agisse de bâtiments anciens, industriels ou du XXe siècle, ils ont connu ou risquent de connaître la boulimie des pelleteuses, signe avant coureur d'une irréparable disparition, d'un irrémédiable oubli. A l'occasion des Journées du patrimoine et des 100 ans de la loi qui lui est attachée, voici dix ratés. Pour mémoire.
- Les pavillons Baltard des Halles de Paris
La destruction des Halles centrales de Paris fut l'un des grands "crimes contre l'urbanisme" commis dans la capitale lors de la seconde moitié du XXe siècle. Réalisée entre 1971 et 1973, la démolition des pavillons de fer, de fonte et de verre imaginés en 1852 par l'architecte Victor Baltard (1805-1874) avait suscité à l'époque une opposition de grande ampleur, dont une pétition qui recueillit pas moins de cent mille signatures. Remplacées par de nouveaux équipements installés à Rungis à partir de 1969, les Halles Baltard, devenues des coquilles vides, faisaient l'objet d'occupations improvisées et suscitaient mille projets. Rien n'y fit.
Avant de devenir dans les années 1980 un immense centre commercial – dont le style était déjà dépassé par son époque –, les "Halles" ont connu moult péripéties : en 1975, le projet choisi par les Parisiens est rejeté au profit de celui du favori du président Giscard d'Estaing, l'architecte espagnol Ricardo Bofill. Ce dernier est écarté en 1983 par Jean Willerval, auteur des fameux "parapluies", candidat de Jacques Chirac, alors maire de Paris. La nouvelle phase de transformation, en cours d'achèvement, dont une gigantesque et asymétrique élytre, que ses auteurs nomment étonnamment Canopée, est réalisée par l'architecte Patrick Berger.
Il ne subsiste qu'un seul exemplaire complet de l'un des dix pavillons d'origine. Le Pavillon Baltard a été réinstallé en 1976 à Nogent-sur-Marne où il est utilisé comme salle de spectacle. Classé le 20 octobre 1982, l'ancien pavillon n° 8, qui abritait le marché aux œufs et à la volaille, a notamment accueilli de 2003 à 2010 les huit premières saisons de l'émission de télévision "Nouvelle Star".
- L'immeuble de logements sociaux à Courcouronnes
La cour d'appel de Paris décidera, le 16 octobre, du sort réservé à un immeuble de logements sociaux réalisé en 1984 à Courcouronnes (Essonne) par l'architecte Paul Chemetov, notamment auteur avec Borja Huidobro du ministère des finances à Paris-Bercy. Débouté en première instance par le tribunal de grande instance de Paris, qui a jugé le 14 juin la démolition "légitime et proportionnée", l'architecte a fait appel. Les bulldozers sont dans les starting-blocks en attendant l'issue de ce contentieux, bien que l'appel n'ait pas de caractère suspensif. Durant l'été 2012, des architectes de renom (dont Jean Nouvel, Dominique Perrault et Rudy Ricciotti) s'étaient insurgés contre cette destruction dans une pétition intitulée Faut-il démolir le patrimoine du XXe siècle ? Le maire de Courcouronnes, Stéphane Beaudet (UMP), avait à l'époque dénoncé un"corporatisme puant".
- L'immeuble Novartis à Rueil-Malmaison
La destruction programmée du siège de la société Sanofi Aventis, construit en 1968 pour Sandoz à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), a suscité la réaction d'opposants au projet. Cet édifice remarquable, d'une modernité sans âge, a été signé par Martin Burckhardt et Bernard Zehrfuss, assistés de Jean Prouvé. Ce dernier a réalisé les panneaux de façade mêlant murs-rideaux en aluminium émaillé et verre. L'ensemble, en bordure d'un plan d'eau, se compose d'une barre de bureaux de trois étages et d'un restaurant polygonal sur lequel a travaillé Charlotte Perriand. Parfaitement inséré dans le parc de l'ancien château du cardinal de Richelieu, redessiné pour l'occasion par Roger de Vilmorin, le bâtiment principal devrait céder la place à un édifice signé Patrick Berger. Icomos France (la section française du Conseil international des monuments et des sites) a lancé une alerte pour sa préservation. Elle est soutenue par la Société pour la protection des paysages et de l'esthétique de la France (SPPEF), Vieilles maisons françaises, Paris historique, Docomomo France et Docomomo international.
- L'usine Famar à Orléans
Réalisée en 1953 par l'architecte suisse Jean Tschumi (1904-1962),l'ancienne usine pharmaceutique Famar pourrait être rasée. Le maire d'Orléans, Serge Grouard (UMP), dont la ville a racheté le bâtiment, veut implanter sur son site une salle de spectacles de 10 000 places. Le 26 mars, suite à une démarche de l'association Présence de Jean Tschumi, la commission régionale du patrimoine et des sites a rendu son avis sur la protection du bâtiment et a décidé de ne pas décider, préférant confier l'affaire à une commission d'experts diligentée par le ministère de la culture. Créée en décembre 2011, cette association a obtenu le soutien de quatre lauréats du prix Pritzker, de six Grands Prix d'architecture et de responsables du Musée du Louvre, du Centre Pompidou et du Musée d'art moderne de New York.
- La piscine Molitor à Paris
Merveille de style art déco dessinée par Lucien Pollet, la piscine Molitor finit de subir ses derniers outrages. Il ne reste plus rien de ce vaste temple des ébats nautiques et sportifs, inauguré en 1929 par Johnny Weissmuller (Tarzan à l'écran, mais aussi quintuple champion olympique de natation) et qui aurait vu, en 1946, l'apparition du premier bikini. Plus rien sinon un semblant de la façade sur rue qui surnage tant bien que mal sous un front de verre, d'acier et de béton destiné à abriter un hôtel 4 étoiles de 98 chambres, des bassins relookés, des spas, des restaurants, des commerces et un parking de 78 places.
Face à une destruction annoncée des lieux, après leur fermeture en 1989, l'association SOS Molitor s'était créée. Par arrêté du 27 mars 1990, elle obtient une inscription aux monuments historiques de la totalité du site. La même année, un avis défavorable au permis de démolir est adressé à la Ville de Paris par Catherine Tasca, alors ministre de la culture, dans lequel elle rappelle le principe de sauvegarde qui s'impose en l'espèce. L'endroit, dont le grand bassin olympique de plein air, est laissé à l'abandon et se dégrade inéluctablement.
En dépit de son inscription et de projets de réhabilitation dans l'esprit de Lucien Pollet, Molitor sombre. Le 30 octobre 2008, à l'issue d'un appel d'offres, la mairie de Paris de Bertrand Delanoë retient le projet du groupement Colony Capital-Accor-Bouygues pour la rénovation complète des lieux. Leur destruction quasi totale s'achève en 2012.
- La halle de Fontainebleau
La date est déjà arrêtée : le 23 septembre. Ce jour-là, les pelleteuses devraient venir à bout de la halle de Fontainebleau, réalisée entre 1936 et 1941. Le 5 mars, pourtant, le ministère de la culture et de la communication avait placé l'édifice en instance de classement susceptible de faire reconsidérer le projet de destruction voulu par la municipalité. Cinq mois plus tard, le 23 juillet, la ministre Aurélie Filippetti décidait contre toute attente l'annulation de la demande d'instance. Pendant des années, l'élégante halle de béton éclairée par un tout aussi délicat alignement de pavés de verre est laissée à l'abandon et utilisée comme parking couvert. La halle est dès lors perçue par beaucoup de bellifontain(e)s comme une verrue au centre de la ville.
La halle de Fontainebleau, digne représentante du patrimoine industriel, a été réalisée par l'ingénieur Nicolas Esquillan (1902-1989), futur artisan de la voûte du CNIT à la Défense, plus grande portée de béton jamais atteinte. Les halles de Boulingrin à Reims, première application de la technique "coffrage-décoffrage sur cintre glissant" de l'ingénieur Freyssinet, menacées un temps puis réhabilitées de manière fidèle, font figure de miraculées.
- Le casino de Royan
Le comble de l'incurie : un bâtiment remarquable détruit pour rien. Dessiné par l'architecte urbaniste Claude Ferret (1907-1993), maître d'œuvre de la reconstruction de la ville après les bombardements de 1945, le casino construit en 1960 dans une courbe du front de mer portait beau. Joyeusement colorée et ouvertement inspirée par l'architecture moderne brésilienne, la rotonde, centre de gravité de ce vaste ensemble consacré aux plaisirs (du jeu, mais aussi de la musique et de la danse), déployait sur la plage et le large de grandes baies portée par de fines colonnes.
En 1985, le casino a été démoli pour laisser place à une tour de 58 mètres qui ne verra jamais le jour. L'endroit, certes aménagé dans le respect du style balnéaire propre à la cité des Charente, est aujourd'hui inoccupé. Depuis quelques années, la municipalité de Royan redécouvre l'importance de son héritage architectural et urbanistique de l'après guerre, marqué par de nombreuses créations d'avant-garde. On prête même à la mairie l'intention de reconstruire à l'identique le fameux casino de Claude Ferret.
- L'église Saint-Jacques d'Abbeville
Un engin de 140 tonnes muni d'un bras de 40 mètres pourvu à son extrémité d'une redoutable mâchoire digne d'un tyrannosaure : malgré ces moyens supposés radicaux, le clocher de l'église Saint-Jacques d'Abbeville (Somme), qui menaçait de s'effondrer, a fait de la résistance, et l'affaire a pris plus de temps que prévu. Débutée en février, la destruction s'est achevée en mai. Construite entre 1868 et 1878 dans un style néo-gothique, l'église Saint-Jacques faisait partie des rares éléments du patrimoine de la ville à avoir résisté à deux guerres mondiales et aux bombardements. Non utilisé par l'évêché depuis douze ans, ni entretenu, l'édifice a subi de nombreuses dégradations. La restauration est alors estimée à 4,2 millions d'euros. En 2010, l'association Saint-Jacques l'oubliée tente d'infléchir la décision de la municipalité de détruire l'église. En vain. Un projet de square et de parking est, à ce jour, prévu en lieu et place de feue l'église.
- L'église Saint-Pierre aux liens de Gesté
Initialement prévue en juin, la démolition de l'église Saint-Pierre aux liens de Gesté (Maine-et-Loire), qui était encore consacrée, a eu lieu au mois d'août. Une décision prise par la municipalité en dépit de l'annulation du permis de démolir prononcée par la cour administrative d'appel de Nantes, du rejet par le Conseil d'Etat d'un pourvoi en cassation et d'un avis défavorable au projet de démolition émis par le service départemental de l'architecture et du patrimoine (SDAP).
De l'édifice religieux originel du XVe siècle ne restait, après la Révolution, que la crypte. Il faut attendre 1840 avant que l'église ne révèle "deux moments très intéressants de la création architecturale du XIXe siècle", selon une étude réalisée en 2008 par le conseil général de Maine-et-Loire : Saint-Pierre aux liens reprend d'abord vie grâce à un premier ajout de style néoclassique, puis, en 1862, par une "remarquable reconstruction néogothique", soulignait dans un courrier adressé au maire de Gesté, la direction régionale des affaires culturelles des Pays de la Loire. A l'inverse, à Plounérin (Côtes-d'Armor) et à Sainte-Gemmes-d'Andigné (Maine-et-Loire), la détermination des habitants, pas seulement pour des raisons confessionnelles, a eu raison de la volonté des municipalités de faire disparaître des figures majeures du patrimoine local.
- La sacristie de la chapelle de l'hôpital Laënnec à Paris
Pour finir, un cas d'école en matière de négligence. Fin 2011, la sacristie de la chapelle de l'hôpital Laënnec à Paris, protégée au titre des monuments historiques, a été rasée... par erreur. Cerise sur le gâteau : l'affaire ne sera révélée qu'au début de 2013 par le groupe Allianz, promoteur de l'opération. Ce dernier parle d'une "erreur humaine" commise par une entreprise de démolition. L'assureur a racheté en 2002 la chapelle et sa sacristie à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris en vue de réaliser la construction de logements de standing neufs, de bureaux et d'une salle de conférences et d'expositions. Problème "moral" supplémentaire, la chapelle, qui abrite une douzaine de sépultures, n'est toujours pas désacralisée. Le Comité Laënnec Turgot, une association créée en 2006 pour la préservation du site et son accessibilité permanente au public, ne décolère pas: 12 000 signatures soutiennent son initiative.